A/larmes
Le chant des larmes
Un grand masque de théâtre sur son visage,
une fillette permet à une goutte d’eau de se reposer un instant, en équilibre sur son grain de peau. Elle n’est pas inanimée. Loin de là. Tout médite, couve en elle pour préparer la larme future qui, empruntant la même piste, l’entraînera plus vite, plus lourde, dans sa course. Manifestations primitives de l’usage des signes, d’une larme à l’autre naît une pluralité d’images.
Elle semble vraie, sans limite, sans silence, sans orgueil refusé et humiliation admise. Sur l’histoire des larmes souffle un vent de sécheresse. Mais les larmes enfantines ont une grâce.
Il ne faut pas sécher les larmes d’un enfant qui pleure.
Les traces de larmes sont à lire comme des hiéroglyphes.
Une vie y est écrite, secrète et impudique. Être fluctuant, insaisissable, elle rit et pleure en actrice remarquable. Comédie du monde. Elle y joue son rôle puis, blessée, se retire pour pleurer. Certaines de ces larmes, alors qu’elles s’écoulent lentement sur ses joues, permettent de réfléchir plus encore sur la cause qui les fait couler. Pleurer de ne plus désirer, elles jaillissent de son corps aussi naturellement qu’autrefois le lait de ses seins, le sang de ses règles.
Mais existe-t-il une qualité de larmes ? Une femme qui pleure renvoie à une multitude de miroirs. Larmes intenses, sur-jouées, tricheuses ou douloureuses. Elles brouillent toute lecture des émotions. En trouvant du plaisir à pleurer on finit par inventer des fictions pour se faire pleurer.
Cette femme est devenue liquide et ses larmes prennent le rôle d’une sentinelle.
Ce furent je crois ses seules larmes…
Chez les hommes, les larmes se cognent à la peur des débordements. Pleurer équivaut à s’affaiblir, et la mort serait l’unique brèche dans l’aridité masculine où les larmes soient permises. Comme un monstre dévore et ravale ses propres larmes, le visage le plus imperméable semble porter les larmes les plus vraies, même si elles s’échappent comme une morsure pour douloureusement s’engouffrer dans l’ironie. Mais l’ironie est d’essence tragique ! Ablation à la source des larmes. On le voit pleurer à l’intèrieur de lui-même, mais y-a-t-il d’autres larmes que sur soi même ?
La fermeté virile connaît parfois des retours de faiblesse et l’alcool sert souvent d’exutoire à quelques larmes trop contenues. Mais lorsque les larmes deviennent une expérience privilégiée, elles peuvent tout aussi bien se refuser. Il faut se méfier des hommes qui ne pleurent pas, par crainte de trop souffrir, par honte de défaillir, par la douleur de ne plus sentir.
Les larmes seules peuvent réintégrer un homme au monde.
Le vrai langage de l’émotion serait très proche du silence…
Transmission vouée à l’échec d’où la naissance des larmes. Une dualité entre l’émotion et son impossible expression.
Un sensible si fragile, qu’une sensibilité désaxée et c’est l’affect qui l’emporte. Suffoquée on ne peut que se taire et ce sont les larmes qui prennent la parole. Jamais l’humain ne possède plus que dans le silence, il y fait raisonner toutes ses souffrances. Ses larmes silencieuses sont le signe flagrant d’une insuffisance verbale. Ce goutte à goutte lacrymal est presque médical.
Timide et thérapeutique, comme ces petits pleurs versés dans les salles obscures et essuyés discrètement avant que la lumière ne se rallume. Cette sensibilité maladive, cet intime que partagent surtout les femmes et les poètes, nous échappent, nous trompent, et se révèlent là où on ne les attend pas. Le rire cache souvent le chagrin, et le bonheur est parfois sinistre. Des apparences trompeuses où chaque larme coulée regorge de secrets.
Et si les larmes pleuraient de nous quitter ?
Quelques rides, quelques sillons,
racontent les larmes qu’il n’a jamais versé. Son visage tourmenté les a toutes retenues. Tel est l’abîme d’une souffrance sans larme. Après tant d’années, au seuil de sa propre mort, ses larmes perlent comme un soleil gris. A trop les différer, il risquait de se perdre. Mais elles sont là, transparentes, incontinentes, bulles de verre ou de savon. Aériennes mais pesantes. Le vieil homme se surprend alors à pleurer comme un enfant, perles rares et brûlantes,
chantonnant ces petits airs d’autrefois d’une voix cassée et tremblante. Comme un trésor, il entreprend de les ramasser une à une, déplie devant lui un mouchoir et du bout des doigts les dépose lentement. Ces larmes sont maintenant les seules voies que son corps s’est choisies pour préserver son cœur.
De l’enfance il ne lui reste que ça.
Certains hommes souhaiteraient le don des larmes.
Ils y voient la reconnaissance enfin harmonieuse de leur féminité alors que d’autres y sentent vibrer leur homosexualité. Si les larmes ont une connotation sexuelle, lui pleure comme une femme, lavé de son sexe, de son odeur d’homme. Il reçoit des sensations alors que d’autres n’éprouvent que des perceptions. La douleur se montre et se fait spectacle.
Larmes inconvenantes quand elles se répandent à l’excès ou à propos de clichés, bouleversantes dans l’effondrement de l’être trop ou mal aimé. Les « inversés » ont la souffrance de ces vies séparées de leur destination. Des scènes de larmes féminines hantent l’imaginaire et leurs sanglots en surenchères renvoient à la mère, à l’enfance ou à la servitude. Les larmes coulent des deux bords, inhérentes à la différence.
En attente comme une sécurité,
les larmes sont ces petits signes qui circulent au plus fort de l’émotion. Au bord des cils une larme trébuche et vacille, puis un regard la ravale. L’émotion retombe avant d’avoir touché véritablement. Mais la larme trop puissante et trop lourde remonte, déborde et trace sa voie. En équilibre au bord des lèvres, elle prend la parole. Celui qui assiste à sa chute hésite, bouleversé entre la montée de ses propres larmes, un sourire et la compassion.
Peut on laisser pleurer quelqu’un sans agir ? Les amants pleurent parfois ensemble. Si leurs larmes se mêlent, ils pourraient enfin vivre l’un dans l’autre. Mais la complexité d’humeur est fluctuante et la rencontre des larmes difficile. La larme est toujours au milieu, là où convergent les regards, mais elle est en même temps celle qui regarde, au centre de l’œil !